KISS ME DEADLY
Le règne du sang
Erik Morse __ 24 mai, 2014
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L’EMPREINTE SECRÈTE LAISSÉE SUR LE 20E SIÈCLE PAR FANTÔMAS, SCÉLÉRAT, PERSONNAGE À SENSATION FRANÇAIS.


Fantômas II - Juve contre Fantômas (1913) - Louis Feuillade
 
En 1911, “l’industrie” naissante du cinéma français était contrôlée en coulisses par deux puissantes familles : Pathé et Gaumont. Dès la première séance du cinématographe des frères Lumière en 1895, inventeurs rivaux, réalisateurs et producteurs rivalisèrent pour contrôler l’imagination du public à travers cette merveilleuse et nouvelle technique. Le premier réalisateur à succès fut Georges Méliès, magicien, bateleur de foire et artiste, qui réalisa entre 1896 et 1905, avec sa propre société de production Star Film, une série de films fantastiques à effets spéciaux dont Le voyage dans la Lune et Le voyage à travers l’impossible. L’œuvre de Méliès fut une source constante de fascination pour un public nourri à l’exotisme des fêtes foraines et de la prestidigitation du Théâtre Robert-Houdin, la scène des plus renommés magiciens de France. Mais Star Film fut rapidement débordée et finalement dépassée par l’avènement d’un système de studios de production et de construction de salles de cinémas de banlieue, mis en place par les concurrents Pathé Frères et Léon Gaumont. Sous la direction féconde de Ferdinand Zecca et Alice Guy, réalisateurs maison respectifs, Pathé et Gaumont dépassèrent Méliès et monopolisèrent le cinéma.
           
Louis Feuillade arriva à Paris de Lunel dans l'Hérault en 1898, et après avoir flirté brièvement avec la presse de droite, entra en 1905 chez Gaumont en qualité d’écrivain. Son intérêt pour la littérature et le vaudeville fit de lui un candidat idéal pour créer et adapter des scenarii de courts métrages destinés à captiver l’imagination du public. Dans les deux années qui suivirent, il remplaça Alice Guy comme directeur artistique et démarra une carrière de réalisateur qui dura près de vingt ans avec plus de 800 films produits. Les premiers courts métrages inaboutis de Feuillade devaient beaucoup à Ferdinand Zecca et à Méliès, utilisant des éléments propre au fantastique, à la magie et aux trucages photographiques. Près de 200 films plus tard, Feuillade finit par élaborer un style cinématographique, singulier et unique. D’après Jacques Champreux de la Cinémathèque Française, « la série La Vie telle qu’elle est, achevée en 1911, dotée du réalisme le plus ambitieux montré jusqu’alors, marqua un tournant dans la carrière de Feuillade […] et révéla les premiers symptômes de son génie qui éclaterait avec Fantômas. » Mais de même que Fantômas n’était pas le premier roman-feuilleton policier, la série ne marquerait pas non plus le début cinématographique du film noir. Zecca avait déjà mis en scène L’Histoire d’un crime (qui raconte le trajet d’un criminel vers la guillotine) et Victimes de l’alcoolisme, tandis que Victorin Jasset avait filmé une série à succès, de policiers contre criminels en ciné feuilleton, dont Zigomar contre Nick Carter (qui mettait aux prises le bandit Léon Sazie et le fameux inspecteur américain). Feuillade et Léon Gaumont étaient impatients de réaliser leur propre film policier dans l’espoir de concurrencer Pathé. Après avoir négocié les droits pour Fantômas, Feuillade démarra au début de l'année 1913 la production dans les studios Cité Elgé aux Buttes Chaumont. Là, au sein du pandémonium quotidien d’une l’usine à rêves naissante, il élaborerait quelques uns des premiers et plus grands chefs-d’œuvre du cinéma.
 

Studios Gaumont des Buttes Chaumont
 

Plateau de tournage sous serre des Studios Gaumont des Buttes Chaumont
 
« Bien que situés à Paris intra-muros aux pieds des buttes Chaumont, les studios Gaumont ont leurs propres rues, trams, ateliers de couture, entrepôts de mobilier, ateliers de menuiserie, de sculpture et de peinture, une imprimerie, un atelier pour artistes, des théâtres et […] des jardins zoologiques, » écrivait à l’époque un reporter local au sujet du studio de tournage. « Gaumont City est la cité du cinéma. »
 
La technique de Feuillade reposait sur le jeu improvisé des acteurs et de vagues scenarii triés en fonction de la demande. Dans Qu’est-ce que le cinéma (Volume un) , André Bazin, critique des Cahiers du Cinéma, explique l'utilisation de la technique littéraire de Feuillade tout au long de sa carrière de réalisateur :
 
« Ignorant lui aussi chaque fois de la suite, il (Feuillade) tournait au fur et à mesure, au gré de l’inspiration du matin, l’épisode suivant. Auteur et spectateurs étaient dans la même situation : celle du roi et de Schéhérazade ; l’obscurité renouvelée de la salle de cinéma était celle-là même des Mille et une nuits. Le “à suivre” du vrai roman feuilleton, comme du vieux film à épisodes, n’était donc pas une servitude extérieure à l’histoire. Si Schéhérazade avait tout raconté d’un coup, le roi, aussi cruel que le public, l’eût fait exécuter à l’aube. L’un comme l’autre ont le besoin d’éprouver la puissance du charme par son interruption, de savourer la délicieuse attente du conte qui se substitue à la vie quotidienne, laquelle n’est plus que la solution de continuité du rêve. »
 
L’utilisation par Feuillade d'une caméra statique et d’un nombre limité de gros plans, contribuait à créer une mise en scène à la manière d'une ample surveillance spatiale dans laquelle les personnages de Fantômas, Juve et les rôles secondaires manœuvraient avec fluidité. Cela ne pouvait être plus brillamment démontré que dans les toutes premières séquence du Fantômas de 1913 : A l’ombre de la guillotine. Feuillade dans la première bobine du film, montre le vol de la princesse Sonia Danidoff, magistralement organisé dans l’hôtel, la camera la suivant en continu à travers le hall puis à chaque palier d’étage pendant la montée en ascenseur et enfin à l’intérieur de sa suite. De derrière les rideaux la figure du Docteur Chalek (interprété par René Navarre) bondit sur elle d’une démarche presque galante, lui intimant le silence par un mouvement du doigt, puis empoche son argent et ses bijoux. Avant de partir, il lui tend une carte de visite vierge de toute écriture et la prie de continuer de garder le silence. La camera de Feuillade suit Chalek pendant sa descente d’étage en étage jusqu’au hall, agressant entretemps le groom et lui volant ses habits. Il parvient à s’échapper de l’hôtel sans être découvert avant que Danidoff n’appelle pour signaler le vol. En un ultime moment de magie, Feuillade nous ramène dans la suite et utilise un exceptionnel plan très rapproché sur la carte de visite sans nom – en gras, des lettres noires matérialisant le nom « FANTÔMAS » apparaissent.


Fantômas I – A l’ombre de la guillotine (1913) - Louis Feuillade
 
De par la fluidité de sa mise en scène, Feuillade fut le premier à parfaire ce que Bazin appelait une profondeur de champ* réaliste. Plutôt que de se concentrer sur la désintégration du personnage et de l’objet en faisant continuellement se mouvoir l’œil du spectateur, Feuillade maintient l’espace du plan d’ensemble où chaque point se voit doter d’une égale densité, signification …et ambiguïté. Comme l’a fait remarquer le critique David Bordwell « de ce point de vue Feuillade devient le précurseur de Welles, Wyler, Renoir et des Néoréalistes italiens. » Cette utilisation de la profondeur accentue la dissimulation des cachettes et la poursuite des méchants qui se trament dans des mailles claires-obscures de présence et d'absence alors qu’ils s’éloignent entre le premier et l’arrière plan. Ce constant changement d’espaces génère des récits à multiples niveaux et masque les différences entre personnages, objets et mise en scène*. Dans Fantômas ces différents niveaux souvent remplacent l'intrigue dans sa capacité à inspirer du suspens et de la frayeur.
 

couvertures de Fantômas (1911) & Fantômas se venge! (orig. 1911) - Allain/Souvestre
 
De larges portions de l’œuvre originale d’Allain/Souvestre furent coupées pour les 54 minutes du film, dont principalement le portrait des classes supérieures françaises qui pourrait être considéré comme le seul élément d'analyse sociale présent dans le texte d’origine. Dans chaque volume de Fantômas, Allain et Souvestre tentèrent d’introduire, inspiré clairement de Zola, des critiques à l'encontre du monde de la haute-couture et de l’aristocratie de la rive droite. Mais à son crédit, Feuillade fit des coupes dans le naturalisme condescendant des auteurs et se concentra en revanche sur les fréquents déguisements du maître du crime qui lui permettent d’obtenir la confiance de Lady Beltham et de s’évader après son l’arrestation par Jouve et Fandor. Quand Fantômas est finalement appréhendé et condamné à mort, Feuillade développe une intrigue secondaire remarquable : la vaine folie de Valgrand (un acteur ayant une frappante ressemblance avec le prisonnier) pour faire évader au dernier moment le criminel de la prison de la Santé. A la fin du film, un Jouve obsédé est assis à son bureau du quai des Orfèvres imaginant l’insaisissable Fantômas apparaissant masqué devant lui en cravate noire, chapeau haut de forme et loup, se moquant de lui pour mieux se dissoudre lorsqu'il tente de le saisir comme une apparition dans un film de Méliès.
 
Le premier Fantômas fut projeté le 9 mai 1913 au gigantesque Gaumont-Palace et fut présenté comme le plus grand événement cinématographique français. Comme l’écrit Jacques Champreux, « Le triomphe fut immédiat […] une déclaration officielle publiée dans le Petit Journal annonçait un chiffre incroyable de 80 000 spectateurs en une seule semaine[…] » Mais la soif du public pour les films policier ne touchait guère les milieux bourgeois qui se tournaient de plus en plus vers le cinéma épique américain – riche en création de personnages, intrigues et pathos – considéré comme le porte-étandard du cinéma en tant qu’art. Pour eux, les Fantômas de Feuillade n’étaient rien de plus qu’un feuilleton, tableau vivant, étalage rétrograde de violence et de sensations fortes de bas étage.
 
Dans chaque nouvel épisode des films de Fantômas, Feuillade développa à la fois le langage visuel de la mise en scène* et le spectacle de la violence. Dans Juve contre Fantômas, un vol déjoué dans le train à la Gare de Lyon tramé par Loupart – autre déguisement utilisé par Fantômas – et sa nouvelle maitresse Joséphine-la-Pierreuse s’achève par un tragique déraillement et une explosion, tuant une centaine de passagers. Lorsque Fantômas décide d’assassiner Juve au milieu de la nuit, il libère un boa constrictor dans sa chambre pour le tuer. L’inspecteur qui a eu connaissance du complot mais non de la méthode, recouvre son corps de pointes de métal. La mêlée, non dénuée d'étrangeté, qui s’ensuit entre Juve et le serpent est un modèle par excellence de transgression sadomasochiste. Le motif psychosexuel s’applique aussi à la première apparition de Fantômas en cagoule, couvert de la tête au pied dans une combinaison noire moulante, surmontée d'un voile inquiétant, inversant la mode camp usuelle, – apparition en costume de faussaire et maître du déguisement. Dans une des images les plus dérangeantes du film, la créature habillée de ses vêtements noirs étend et contorsionne son corps en un étrange signe de victoire après avoir fait exploser une bombe destinée à tuer Juve et Fandor.
 
 

Fantômas II – Juve contre Fantômas (1913) - Louis Feuillade
 

Fantômas II – Juve contre Fantômas (1913) - Louis Feuillade
 
Avec Le mort qui tue, on retrouve Fantômas naviguant à travers des intérieurs claustrophobiques pour commettre d’autres séries de meurtres et braquages. Le cœur de l’épisode porte sur une ruse particulièrement horrible par laquelle le bandit excelle à falsifier son identité à l'aide de vêtements en peau humaine. Les crimes qui s'ensuivent sont alors attribués à l’homme dont le corps mutilé a été abandonné dans les égouts. La princesse Sonia Danidoff réapparait juste assez longtemps pour être la proie de Fantômas. Son Fiancé, M. Thomery est ensuite attiré par Lady Beltham dans le repaire de Fantômas, où sa bande de renégats, tous encagoulés, tuent l’intrus dans la scène la plus tristement célèbre du film. Pendant les cinq premières bobines du film, le sort de Juve est laissé en suspens laissant Fandor seul, traquer et capturer Fantômas. En fait, Juve a damé le pion à son ennemi juré et infiltré son cercle intime, ne révélant sa véritable identité qu'à la dernière bobine afin de sauver Fandor. Afin d’accentuer le sentiment d’incertitude spatiale et de peur psychotopologique qui imprègne Le mort qui tue, Feuillade utilise d’étonnants angles de vue et des décors mobiles. Lorsque Fantômas disparaît dans un passage secret à la fin du film, il semble que Feuillade ait réifié l’intense dédale auquel il a soumis le spectateur pendant près de 90 minutes. Avec l’accent mis sur la mise-en-scène*, l’ambiance et le suspense, l’objectif de Feuillade évoque les denses phénoménologies des écrivains Jorge-Luis Borges, Maurice Blanchot et Raymond Roussel, faisant sans aucun doute de Le mort qui tue le plus inspiré et inventif épisode de la série.
 

Fantômas III – Le mort qui tue (1913) - Louis Feuillade
 
Dans Fantômas contre Fantômas, on soupçonne de plus en plus Juve d’être en réalité lui même l’abject scélérat. Au début du film, on le découvre placé en détention et une fois encore c’est à Fandor que revient la mission de capturer Fantômas et de prouver l’innocence de son ami. Entretemps, Fantômas multiplie les subterfuges pour créer de fausses identités – dont le très vieillissant Père Moche ou l’hilarant détective américain Tom Bob – pour monter un bal de charité en son propre honneur. Mise à part la très belle séquence dans laquelle trois personnages encagoulés entrent dans la villa de Lady Beltham et seulement deux en ressortent, le film présente aussi un moment particulièrement gore dans la première bobine, où Tom Bob découvre derrière le sang qui s'écoule d'un mur, un corps caché dans le vide d’une contrecloison de l’appartement . Le thème récurrent de l’identité équivoque est encore plus exacerbé quand Fantômas impose à Juve une autre ruse anatomique et en vient presque à convaincre le chef de la police de la complicité de l’inspecteur. Le récit des apaches* de Fantômas – le syndicat du crime qui l’entoure – nous présente les membres du gang, une sorte d'ordre mondial invisible et inquiétant fait de chauffeurs, vauriens, boutiquiers, prostituées, gendarmes et autres, exécutant quotidiennement la plupart des caprices de Fantômas et assurant sa liberté.
 
***
 
Allain et Souvestre achevèrent ensemble 32 volumes de la série Fantômas se terminant par la mort du criminel dans La fin de Fantômas. Leur collaboration se serait certainement poursuivie sans la mort prématurée de Souvestre intervenue lors d’une épidémie de grippe espagnole au début de l’hiver 1914. Allain voulu plus tard ressusciter son personnage le plus populaire et continua d’écrire sporadiquement des Fantômas entre 1925 et 1963, achevant 43 volumes au total, et 400 autres volumes pour d’autres séries. Etrangement, il épousa en 1926 Henriette Kistler qui fut longtemps la compagne de Souvestre.
 
Mais ce ne fut pas dans les créations originales d’Allain et Souvestre, ni dans les adaptations des films de Feuillade que Fantômas parvint à sa plus grande notoriété et accomplit son rôle le plus influent. Lorsque la popularité de Fantômas fut au plus haut, juste avant le déclenchement de la première guerre mondiale en 1914, l’influence la plus importante du maitre du crime ne se mesurait ni dans le public de masse ni dans les cercles de la critique bourgeoise, mais dans l’influence créatrice que la série exerca sur les poètes, peintres et philosophes vivant et travaillant dans la périphérie de Paris. C’était là, parmi les mouvements artistiques renégats, fleurissant dans les coopératives, cafés et galeries, aux extrémités Nord et Sud de Paris, dans les ateliers de Pablo Picasso, Max Jacob et Guillaume Apollinaire et aux tables des cafés animés de la Closerie des Lilas, La Coupole et Le Select, que Fantômas fut reconnu comme un personnage d’une sublime beauté et d’horreur, un fantôme urbain tout en noir, un oracle prédisant le grand-guignol* de la Guerre. Pour la première génération de ces groupes étiquetés alternativement de cubistes, fauvistes, surréalistes, dadaïstes ou futuristes, le visage cauchemardesque de Fantômas – dans sa version déguisée sophistiquée ou en bourreau cagoulé – était l’incarnation moderne, industrielle des différents anti-héros du 19e siècle européen : le libertin de Sade, le Melmoth de Maturin et le Maldoror de Lautréamont.
 

Pablo Picasso, Moise Kisling et Paquerette à La Rotonde (1916) - photo de Jean Cocteau.
 
Ici Fantômas, tel un objet d’art*, transcende le milieu social de ses origines et se trouve reformaté par l’idéologie d’un nouveau mouvement artistique petit bourgeois*. Malgré la représentation de Fantômas en renégat ou en iconoclaste des droits de la classe moyenne, les origines politiques de ses créateurs, Allain, Souvestre et Feuillade s’inscrivaient dans l’ordre établi et le conservatisme d’Etat. Tous les trois partageaient des sympathies catholiques et monarchistes à l'opposé de l’idéologie révolutionnaire de l’avant-garde*. Ce fossé idéologique témoignait du large spectre des allégeances politiques qui dominaient la France et particulièrement la vie quotidienne à Paris à la veille de la première guerre mondiale. Mais ce clivage pris de nombreuses années à se constituer. Depuis l’humiliante défaite lors de la guerre franco-prussienne par la puissante armée allemande d’Otto von Bismarck, les émeutes sanglantes de la Commune de Paris et l’institution de la troisième République, la France fut marquée par une crise persistante de l’identité nationale générée en partie par une bande de partis politiques rivaux qui se disputaient le contrôle du gouvernement « Ah ! tout ce qui s’est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d’inquisition et de tyrannie […] » écrivait Zola au sujet du nombre sans cesse grandissant d'injustices d’État au détour du siècle. « […] le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d’État ! »

 

Les opinions politiques de Zola atteignirent leur paroxysme au cours de scandales publics tels l’affaire Dreyfus qui révéla le sectarisme et le racisme d’un pays divisé. Faussement accusé de trahison et publiquement démis de l’armée, le capitaine Alfred Dreyfus – soldat hautement décoré et juif – devint une cause célèbre* pour les conservateurs comme pour les radicaux. En réaction, les lignes politiques des partis se durcirent, renforçant l’intolérance intellectuelle. La Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), l’important parti socialiste monta une importante campagne de propagande contre l’Action Française – conduite par Charles Maurras, catholique et monarchiste – qui était largement responsable de l’incitation à la condamnation de Dreyfus. La popularité de Maurras reposait sur une xénophobie française bien répandue qui accusait les quatre états confédérés* - juifs, protestants, francs-maçons et immigrés – de la défaite de 1870 et de la montée de l’idéologie libérale. Pour Maurras, ces quatre états confédérés* prouvaient que les effets de la révolution étaient à rejeter si la France devait être sauvée.
 
La troisième République fut aussi celle de ceux qu’on appelle les apaches. « Arthur Dupin, un reporter spécialisé dans les affaires criminelles pour Le Journal, a utilisé le premier en 1902, le terme d’ « apache » pour agrémenter ses comptes rendus sur la rivalité des gangs de rue de la ville de Paris, et devint vite un mot de code pour l’activité criminelle urbaine qui prétendument menaçait la vie et les biens des français. » écrit Richard Abel dans The Thrills of Grande Peur : Crime Series and the Serials of the Belle Epoque. Pour ajouter l’insulte aux blessures sociales, les groupes apaches, appelés également mauvais garçons* adoptèrent souvent le sobriquet des criminels les plus populaires de l’époque en commettant leurs crimes, afin que les vrais vols, agressions physiques et meurtres soient mis sur le compte d’un apparemment omniprésent Fantômas. Le phénomène se reproduisit si souvent que la diffusion de la série suivante de Feuillade, Les Vampires – une histoire gothique de gang meurtrier parisien dirigé par la sensuelle et dominatrice Irma Vep – fut temporairement interdite par le maire de la ville. Assassinat, intimidation politique et guerre de gangs constituaient les pratiques communes, partagées par la gauche et la droite pour s’assurer la maîtrise du territoire. Dans ce contexte, le meurtre de Jean-Jaurès, leader antimilitariste de la SFIO quelques jours seulement avant la mobilisation contre l’Allemagne porta l’empreinte insensée de Fantômas.
 
Les premiers accointances artistiques avec Fantômas se produisirent par l’étude qu’Apollinaire consacra en juillet 1914 dans la revue littéraire Le Mercure de France à la série d’Allain/Souvestre, où le toujours très zélé écrivain baptisait l’œuvre « d'extraordinaire roman, plein de vie et d'imagination […]Fantômas est, au point de vue imaginatif, une des œuvres les plus riches qui existent. » Si telle était la première marque de l’apothéose du personnage de roman-feuilleton, ce ne serait certainement pas la dernière. La déclaration enflammée et pleine d'ardeur d’Apollinaire incitait ses amis artistes de Montmartre et Montparnasse à égaler sa prose enjouée. Maurice Raynal, collaborateur d’Apollinaire, écrivit dans la livraison d’août des Soirées de Paris au sujet des Fantômas de Feuillade : « Et maintenant, oserai-je ... n'oserai-je pas ? Enfin, courage, et à la grâce de Dieu ! maintenant […] Fantômas. O noblesse ! ô beauté ! Il est de ces sujets qui vous écrasent, et dont la majesté sereine, comme la splendeur inimitable, laissent le spectateur pantelant, les yeux exorbités et les lèvres muettes […] C'est du meilleur Hugo, ct c'est trop beau, vraiment ! » Max Jacob, l’excentrique de Montmartre insère dans son recueil Le cornet à dés (1916), un amusant poème intitulé “Encore Fantômas”, sur la rencontre improbable de deux gourmets avec le génie du crime. Bientôt d’autres écrivains frondeurs apportèrent leur prestige en agrandissant le cercle toujours plus grand des “Amis de Fantômas”. « Lyrisme absurde et magnifique » affirmait Jean Cocteau, le dandy tiré à quatre épingles. « L'Énéide des temps modernes » ripostait le poète et essayiste Blaise Cendrars. Même James Joyce fut un adepte en signant pour dépeindre son adulation, le néologisme typiquement joycien : “enfantomastic”.
 

Fantômas (1915) - Juan Gris
 
Les peintres et les sculpteurs qui expérimentaient le style cubiste naissant trouvèrent en Fantômas une icône noire et de mauvais augure, qu’ils pouvaient insérer, éparpiller et déconstruire sur la toile utilisant les méthodes “poétiques” du collage et du découpage. Le tableau de 1915 de Juan Gris Fantômas (Pipe et Journal), comprenait parmi des objets épars, posés sur une table de café, un exemplaire d’un roman de la série. Yves Tanguy, ami de Jacques Prévert et éventuel allié d’André Breton, produisit en 1925 un hommage au maître du crime en utilisant les styles anguleux et biomorphique de Giorgio de Chirico et Salvador Dali. (« Même dans une peinture ‘littéraire’ atypique comme c’est le cas, aucune lecture précise n’est possible » écrivit John Ashbery en 1974 au sujet de l’œuvre. « L’espace et la perspective sont méthodiquement déformés ; il est impossible d’évaluer les distances à cause de la taille des personnages, et certains éléments iconographiques […] ne semblent pas être en relation avec l’histoire de Fantômas. La scène semble prête pour les transformations radicales qui très bientôt depouilleront la figuration. »). Dans un article de 1966 intitulé “Early Surrealist Expression in the Film” pour Film Commentary, Georges Sadoul raconte dans une interview avec le critique Toby Mussman, « […] comment lui, Jacques Prévert, Yves Tanguy et Raymond Queneau passaient toutes les soirées à mesurer leurs connaissances des divers épisodes de la série de Feuillade. »
 
René Magritte, expatrié belge, utilisa Fantômas comme motif pictural au cours des années 20. Dans son œuvre de 1926 L’assassin menacé, Magritte reproduit une célèbre image avec “profondeur de champ” tirée de Le mort qui tue où deux membres de la bande de Fantômas sont en train d'attendre dans l'embrasure d'une porte en se préparant à commettre un crime abject. Au-delà des images cinématographiques du personnage interprété par René Navarre, Magritte utilisa également des couvertures de la série, signées Gino Starace dont il tira le meilleur parti. Ainsi Le barbare de 1928 est un trompe l’œil* s'inspirant du Fantômas de Starace, camouflé dans le calepinage d’un mur en brique. Dans Le retour de flamme de 1943, le peintre surréaliste reprend la vue emblématique du Paris de Starace avec le criminel masqué enjambant la tour Eiffel. Magritte était si immergé dans les romans de Allain/Souvestre et dans les films de Feuillade qu’il aurait déclaré un jour à un intervieweur : « Fantômas, c'est moi. »
 

Fantômas III – Le mort qui tue (1913) - Louis Feuillade
 

L'assassin menacé (1926) - René Magritte
 
Le premier culte légitime consacré au génie du crime apparut à Montmartre en 1913. En dépit de son appellation impressionnante et oblique, la “Société des amis de Fantômas” (SAF), ainsi dénommée à l’origine par son fondateur Apollinaire, n’était rien de plus qu’un cadre informel pour artistes apaches qui ne contenait ni manifeste fondateur ni agenda politique. Mais en anticipant de plus de cinq ans Dada et les mouvements surréalistes, la SAF s’était révélée essentielle comme premier cri pour les jeunes artistes déshérités vivant dans la banlieue* nord. Et Fantômas devait être leur Totem.
 
La fondation de la SAF participait aussi des liens personnels qu'Apollinaire entretenait avec l’école cubiste fondée par Picasso et Georges Braque (également membres de la SAF) entre 1908 et 1911. Le siège de la SAF était situé dans l’atelier de Picasso, près de la basilique du Sacré Cœur et du Moulin Rouge, le centre contagieux de l’enclave bohémienne de Montmartre. Des milliers de poètes, peintres, musiciens, critiques, danseurs, escrocs, voleurs et flâneurs* firent du quartier situé entre la Butte Montmartre et la rue Pigalle leur domicile et terrain de jeu. Ce fut là que le poète-dandy Jean Cocteau et Picasso se rencontrèrent et établirent immédiatement un lien artistique qui durera presque un demi siècle. Il procura aussi à Cocteau une entrée* dans le monde de l’art underground occupé par le compositeur Erik Satie, le créateur russe Serge Diaghilev et Blaise Cendrars. Les journées et les nuits de Montmartre avec ses cabarets, ses maisons de passe, ses débits de boissons et fumeries d’opium étaient si sauvages et licencieuses qu’elles finirent par définir singulièrement le terme de demi-monde* comme point de passage entre le milieu du crime et de l'invention artistique. Mais ces extrémités séditieuses ne se limitaient pas au nord parisien. Quand en 1911, la Mona Lisa de Vinci fut dérobée au Louvre, ce que la police considérait comme un “travail de l’intérieur”, la conspiration mena tout droit de la Seine à l’atelier de Picasso. Apollinaire et Picasso furent tous deux soupçonnés, arrêtés et trainés devant un magistrat au Palais de Justice pour être interrogés. Ils furent finalement disculpés par manque de preuves.
 
Si les artistes de la SAF idéalisaient une certaine violence conceptuelle qu’ils retraçaient sur toile ou papier comme un acte de rébellion culturelle, le carnage effréné de la guerre fut comme une récompense amère. Avec l’arrivée de la grande guerre* en août 1914, de nombreux artistes et poètes de Montmartre furent mobilisés sur le front de l'Est ou fuirent Paris pour échapper à la mobilisation. Picasso fut chargé par l’Armée de peindre des leurres, de grandes toiles de soldats français et de feuillages, pour tromper les envahisseurs allemands dans les tranchées. Cocteau était infirmier sur le front belge mais heureusement effectuait régulièrement la navette avec Paris et ne connut que peu d’action jusqu'à la fin de la guerre. D’autres ne furent pas aussi chanceux. Apollinaire subit en 1916 une importante blessure à la tête causée par des éclats d’obus et fut démobilisé peu après. Les complications dues à l’hématome causèrent au poète d’intenses douleurs et vertiges jusqu’à sa mort en 1918. Fernand Léger, autre peintre d’inspiration cubiste, faillit trouver la mort lors d’une attaque au gaz moutarde à Verdun. André Breton passa la guerre en s’occupant de patients dans une unité neurologique à Nantes. Là, il rencontra celui qui allait devenir l'une de ses plus grandes sources d'inspiration surréaliste : Jacques Vaché, écrivain et Père Ubu excentrique qui mourut tragiquement en 1919. D’autres jeunes poètes et peintres, comme Marcel Duchamp et Francis Picabia partirent pour l’Amérique avant le début de la guerre scandalisant nombre d'artistes pro-français déterminés à défendre leur patrie.
 

Pablo Picasso et des peintres de scène assis sur le décor peint
du ballet Parade de Léonide Massine avec les Ballets Russes de Serge Diaghilev
au Théâtre du Châtelet, Paris (1917) - photo : Lachmann
 
En dépit des destructions massives subies en 1916-17 à Calais et dans les Ardennes, la vie parmi l’avant-garde montmartroise parvenait à Paris à son paroxysme. Au plus haut de la guerre, un des plus célèbres évènements culturels résonna aux quatre coins de la ville avec la représentation au théâtre du Chatelet de Parade. Prétendument développé par Cocteau en réponse au défi lancé par le directeur de danse Serge Diaghilev avec ces mots : “Etonne-moi !”*, Parade était un spectacle carnavalesque rempli de jongleurs, acrobates et danseurs de ragtime. En mai 1917, la première de Parade avec les Ballets Russes de Diaghilev, la musique d’Erik Sarie et les décors de Picasso – tous membres de la SAF – constitua l’une des premières collaborations synergiques entre cubistes et surréalistes. Le terme de surréalisme fut d'ailleurs inventé pour l’affiche-programme de la représentation par un Apollinaire handicapé qui écrivit que Parade était “une sorte de surréalisme”*. Ses débuts semèrent tant de discorde que la notoriété de Parade fut comparée à celle du Sacre du Printemps de Stravinsky dont les représentations causèrent des émeutes dans Paris en 1913. « Si ce n’avait pas été pour Apollinaire en uniforme » écrivit Cocteau sur la soirée « avec son crane rasé, une cicatrice à la tempe et un bandage autour de la tête, les femmes nous auraient crevé les yeux avec leurs épingles à cheveux.  » Cette scène de mutilation imaginaire, n'est pas sans rappeler les plus violentes épurations de Fantômas.
 

La révolution surréaliste (mars 1928 - déc. 1929)
 
Le mouvement surréaliste principalement français se développa en tandem avec son cousin suisse plus scandaleux, Dada. La première lecture publique de Dada eut lieu en juillet 1916 au célèbre Cabaret Voltaire de Zurich et Tristan Tzara, alors résident helvétique et théoricien du groupe, publia son premier manifeste deux ans après. Quand les habitués du Cabaret se dispersèrent à la fin de la guerre, Tzara partit pour Paris où il découvrit Apollinaire et Breton qui l’attendaient avec impatience. Mais c’était Breton et non Tzara qui prendrait les reines après le décès prématuré d’Apollinaire en novembre 1918, suite à la pandémie de grippe espagnole. Breton avait déjà commencé à rassembler une nouvelle génération de jeunes écrivains et esthètes et avec leur aide, se glissa dans la position de maître de cérémonie, laissée vacante par la mort d’Apollinaire. L’année suivante Breton, Aragon et Soupault lancèrent leur propre revue “surréaliste” Littérature et publièrent en 1920 Les Champs Magnétiques – co-écrit avec Philippe Soupault – la première œuvre créditée d’écriture automatique et labellisée par Breton de surréaliste. « Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. » écrivait Breton en 1924 dans Le manifeste du surréalisme. « Il gantera votre main, y ensevelissant l’ M profond par quoi commence le mot Mémoire. » Dans une intense évocation de la SAF et de la mystérieuse violence de son idole, les principes proposés du surréalisme revendiquaient leur raison d’être* en célébrant le merveilleux quotidien* et son corollaire particulier : l’in-conscient. Ce que Dada avait enclenché comme une campagne de réaction anti-art contre les valeurs bourgeoises d’esthétique et de classe, le surréalisme l’avait largement complété avec le nouveau schéma de l’analyse freudienne, la dialectique hégélienne et le radicalisme politique. L'influence contagieuse de Breton, mélangeant art et philosophie, a peut être conduit à son début, à regrouper des artistes non affiliés autour de lui – y compris les artistes de la rue Blomet et de la rue du Château et ceux de la revue Le Grand Jeu - mais c’était cet idéalisme très rigide qui ferait d’eux des dissidents. Malgré ce que Breton affirmait comme un aphorisme surréaliste par excellence* –  « Le cadavre ­ exquis boira le vin nouveau […] » – sa célébration discursive du corps était tempérée par une dépendance croissante à la psychanalyse et au marxisme. Ses descriptions du merveilleux privilégièrent toujours la juxtaposition de la chance et de l’aléatoire, la névrose et l’état de rêve, mais refusaient de négocier avec des catégories plus sinistres tels l'excès et l'atrocité – le désir, la violence et la mort. Lorsque Breton s’allia au Parti communiste français en 1927, au milieu d'une gauche ultra militarisée, l’objectif du surréalisme devenait une révolution politique plutôt qu’esthétique. Au sein du groupe, toutes les notions de décadence littéraire et artistique, primitivisme et hermétisme furent supprimées et condamnées.
 

 
« Notre art moderne est […] façonné au cœur de la violence intérieure » répliqua Bataille dans son précis de manifeste anti-surréaliste, « […] art qui présenta rapidement un processus de… décomposition, qui n'était pas moins douloureux que pour la plupart des gens, la vue... de la décomposition d'un cadavre. » La cuisante invective de Bataille contre Breton, dénommée bien à propos Un cadavre, énumérait ce que le théoricien de l’excès considérait comme une folie du surréalisme et les prémices d’un nouveau mysticisme historique. Selon la philosophie de Bataille, le maléfice de Fantômas était moins un spectacle pour l’imagination qu’une méditation sur la réalité du crime et de l’horreur, comme une vivisection des corps – un patrimoine historique de meurtres sordides perpétrés par des personnes telles Christine et Léa Papin, l’escroc Landru et l’alchimiste médiéval Gilles de Rais. L’imagination de Bataille transforma l’icône de Fantômas d’un simple motif surréaliste en un “Autre”, physique, historique et religieux – quelque chose qui ne pourrait ou ne saurait être nommé. Selon Bataille, Fantômas n’était pas seulement un spectre de la littérature mais de la société, exploitant ses peurs de l’anarchie et de l'extase. Les surréalistes étaient passés à côté. La maître de la terreur n’était pas une représentation des rêves ou de l'idéologie, mais un criminel, au sens propre du mot, marginalisé et terrorisant la population.
 
C’est cet attrait pour un monde au delà des confins du catéchisme surréaliste – vers le criminel et le transgressif – qui causa l’expulsion des rangs de Breton à la fin des années 20, des poètes et des écrivains Desnos, Soupault, Artaud, Bataille, Raymond Queneau, Roger Gilbert-Lecomte et d’autres.
 
« Ces jeunes écrivains pensaient que la société avait perdu le secret de sa cohésion et c'est précisément ce que les efforts obscurs, maladroits et stériles de la fièvre poétique recherchaient, » écrivait Bataille au sujet de la vague de défections des surréalistes qui rejoignirent bientôt ses rangs. Ces soi-disant contre-surréalistes s’approprièrent le personnage de Fantômas pour invoquer un mysticisme de l’expérience immédiate. La revue d’art Documents publiée à partir de 1929/30 par Bataille et à laquelle participaient des camarades dissidents, incluait fréquemment des collages photographiques de masques de carnaval, cagoules* anonymes – rappelant l’image hypersexualisée du criminel de Feuillade – gros plans de l’anatomie humaine, couvertures de Fantômas par Starace à coté d’essais critiques, analyse des “Abattoirs”, “Œil” et “Soleil pourri”. Pour Bataille le tableau malfaisant de Fantômas – et son culte orphique – transcendait la simple influence philosophique et littéraire de Documents. Pour explorer plus avant l’expérience historique des rites et sacrifices il fonda le controversé Collège de sociologie aux Galeries du livre – une petite librairie parisienne où l’arrière boutique servait de salle de conférence. L’aile “religieuse” du Collège était nettement plus secrète et absconse, en phase avec le sobriquet bien choisi d’Acéphale. Raymond Queneau, Pierre Klossowski et Roger Caillois prêtèrent serment d'allégeance et de confidentialité au groupe Acéphale où furent organisés des rites en costumes, des lamentations et mutilations dans le noir de la nuit en vue d'une expérience intérieure d'absolue négativité. Michel Fardoulis-Lagrange, membre d’Acéphale parla prophétiquement de la philosophie de cette société secrète : « Le mystère avait deux faces, l’une tournée vers l’extérieur et l’autre vers l’intérieur ; l’intérieur étant tumulte et chaos et l’extérieur, dépassement avec un regard porté vers un ordre nouveau. La cérémonie avait lieu à l’extérieur pendant qu’à l’intérieur seule l’attente existait. D'eux mêmes, les yeux ouverts n'étaient que deux taches absolues aussi bien dehors que dedans. » Sa description traduit une troublante ressemblance avec la violence et l’apparat des romans d’Allain et Souvestre dans le sillage du mysticisme critique de Bataille.
 
Desnos l’excommunié utilisa, en novembre 1933, Fantômas comme source d'inspiration pour une production théâtrale de la cruauté, La complainte de Fantômas, jouée sur Paris-Radio rassemblant quelque cent artistes de tous horizons, des chanteurs d’opéra aux clowns, une partition composée par Kurt Weill, et Artaud dans le rôle titre. Artaud porterait plus tard son alter ego criminel vers des hauteurs insoupçonnées dans la création radiophonique controversée Pour en finir avec le jugement de dieu.
 
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Au même moment, les aventures cinématographiques de Fantômas étaient de retour dans la culture populaire après les cinq films de Feuillade. En 1920, les Studios de la Fox produisirent une série de 20 épisodes, mise en scène par l’américain Edward Sedgwick, mais un désaccord pour sa diffusion en France obligea la Fox à changer le nom de la série en Les exploits de Diabolos et réduisit le nombre d’épisodes à douze. Paul Fejos, anthropologue hongrois expatrié, réalisa au début des années 30 en le réinterprétant, un long métrage parlant de Fantômas qui n’attira guère l’attention. Sur les conseils de Jean Cocteau, Jean Marais interpréta Fantômas dans l’adaptation en trois parties réalisée par André Hunebelle de 1964 à 1966, recontextualisant la série originale en une comédie rétro-futuriste glamour qui alliait le style de Carnaby Street à l’espionnage du MI5.
 

Dr Mabuse le joueur (1922) - Fritz-Lang
 
Bien que les personnages d’Allain/Souvestre continuaient à vivre à travers ces hommages, ils ne partageaient que très peu l’esprit spécifiquement gothique-urbain de Feuillade. Au lieu de célébrer Fantômas en tant qu’avatar et archétype du grand criminel, les réalisateurs soulignaient plutôt l’esthétique “camp” du personnage de façon à se démarquer d’un marché saturé d’anti-héros. Le Docteur Mabuse en fut l’exception : le fantôme de la pègre du réalisateur de la République de Weimar, Fritz Lang, fit son apparition dans une ample série de films produits entre 1922 et 1960 – Docteur Mabuse le joueur, Le Testament du Docteur Mabuse et Le Diabolique Docteur Mabuse (Les mille yeux du Dr Mabuse) – basés sur la création “pulp” de Norbert Jacques. Un descendant évident de Fantômas – mais avec des personnages et des thèmes explorés dans Metropolis et M et donc une figure archétypale languienne – Mabuse est un génie criminel qui utilise l’hypnose et la fugue psychogène pour créer une armée de disciples et tenter de détruire le monde.
 
Après la Seconde Guerre mondiale, avec l’ascension du mouvement du nouveau roman*, les livres d’Allain et Souvestre trouvèrent une nouvelle génération d’amateurs enthousiastes. Le nouveau roman ressuscitait la forme ludique de la série et préfigurait l’utilisation du pastiche et de la culture pop dans l’art postmoderne. Il prolongeait aussi le subterfuge expérimental du surréalisme et de l’anti-surréalisme face à son sombre cousin, l’existentialisme. Alain Robbe-Grillet fut particulièrement inspiré par le génie du mal dans ses histoires de crime et d’ennui intellectuel, ayant découvert Fantômas par son ami René Magritte, il utilisa dans son film La Belle Captive le trope pictural central du tableau L’assassin menacé. Le travail de Robbe-Grillet révèlait la fascination de l’underground littéraire pour les faits-divers* macabres ou scandaleux – et les romans policiers publiés dans les quotidiens parisiens depuis le 19e siècle. Selon Roland Barthes, autre fervent dévot de Fantômas, l’attrait de ces histoires criminelles résidait dans « la violence inquiétante, les accidents et les impulsions irrationnelles sous la surface du quotidien […] Nous sommes ici, si l'on veut, non dans un monde du sens, mais dans un monde de la signification; ce statut est probablement celui de la littérature, ordre formel dans lequel le sens est à la fois posé et déçu : et il est vrai que le fait divers est littérature, même si cette littérature est réputée mauvaise. » Sans nul doute, le meilleur argument pour la popularité de Fantômas jamais articulé avec tant de précision. Pour les jeunes artistes ayant muri dans la nécropole de la Seconde Guerre mondiale, Fantômas devint l’objet d’un trouble et d’une violence incomparables qu’ils étudièrent et dont ils firent référence tels un stigmate, une Croix de Fer, une médaille du déshonneur.
 

René Magritte - Fantômas (1938)
 
Dans la même ambiance de changement artistique radical, le cinéma entrait dans une nouvelle ère et Feuillade commençait a recueillir une plus grande reconnaissance de la part des jeunes réalisateurs et cinéphiles. Alors que le nouveau roman redéfinissait le roman à l’aune du fait-divers* et des crimes en série, le cinéma de la nouvelle vague, lui, metttait en scène les gangsters, le crime et l’ennui* citadin comme éléments de sa palette avant-gardiste. Le mélange des genres fut également de mise entre ces mouvements artistiques à l’image de la transversalité entre les Fantômas d’Allain et Souvestre – l’icône littéraire – et la représentation cinématographique du malfaiteur signée Feuillade. Pendant que le nouveau roman cherchait à amener le formalisme et les structures du film vers la littérature, la nouvelle vague tentait de créer un pont entre la complexité des textures et tropes de la littérature vers le cinéma : des écrivains comme Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras furent autant au cœur du processus cinématographique que Jean-Luc Godard et Alain Resnais. Grace à cette interdisciplinarité collective, le travail de Feuillade ressuscita des limbes de l’ère du cinéma muet et atteint une nouvelle vogue.
 

Judex - Georges Franju (1963)
 
Une grande part de l’érudition contemporaine concernant Feuillade vint de Georges Franju et Henri Langlois qui ensemble en 1937, fondèrent la Cinémathèque française et exhumèrent de nombreux films oubliés des sous-sols de la Gaumont. Franju, en tant que réalisateur était autant inspiré par le surréalisme que par le Grand-Guignol ou Fantômas, et produisit une série de documentaires – Le sang des bêtes et Hôtel des Invalides – qui explorait une poétique similaire de la violence. Plusieurs de ses films de fiction tels Les Yeux sans visages (merveilleusement décrit par Pauline Kael comme « peut être le plus élégant film d’horreur jamais réalisé ») et le remake sous forme de comédie du Judex de Feuillade, doit beaucoup au réalisateur de Fantômas tant dans le style, le ton que la mise en scène. Au cours de sa carière, Franju réalisa également de courts documentaires sur Marcel Allain et Georges Méliès. De la même manière, Alain Resnais, fidèle adepte de Feuillade, combina le style du documentaire et du récit dans son funèbre Nuit et Brouillard qui explorait en de longs plans panoramiques d’Auschwitz avec des plans d’archives, les atrocités nazies. Mais ce furent les désormais classiques méditations de Resnais sur la psychotopologie et la mémoire – Hiroshima Mon Amour et L’année dernière à Marienbad – qui évoquent le plus l’art de la profondeur de champ selon Feuillade, la dimension claustrophobique et sans cesse mouvante de ses intérieurs et de ses ambiances sombres et gothiques.
 
« Feuillade est mon dieu » aurait-dit un jour Alain Resnais. « J’ai toujours admiré les romans feuilleton populaires de la série Fantômas mais quand j’ai finalement vu les films à la Cinémathèque en 1944, j’ai compris grâce à Feuillade qu’il était plus facile et efficace de créer du fantastique en décor naturel extérieur plutôt qu’en studio. Le cinéma de Feuillade est très proche des rêves et c’est donc le plus réaliste qui soit, aussi paradoxal que cela paraisse. »

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Dans la cinquième et dernière adaptation de Feuillade de Fantômas, Le Faux Magistrat, sorti sur les écrans quelques mois à peine avant l’entrée de la France dans la Première Guerre mondiale, la tonalité du film glissait sensiblement vers une appréhension sombre et nihiliste. Qund le film s’ouvre sur un gros plan sinistre de René Navarre encagoulé et le regard menaçant le spectateur, avec l’air satisfait d’un condamné, il y a apparemment en jeu une inertie répétitive, attribuant au méchant le rôle de récidiviste permanent, lui conférant un statut inexplicable, celui du crime, une aporie du sens. Dans un renversement judiciaire et moral de la structure narrative de Fantômas, Le Faux Magistrat  retrouve le criminel à dessein sorti d’une prison belge et remplacé par nul autre que l’inspecteur Juve en personne. Avec l’assurance de sa nouvelle liberté, Fantômas retourne en France où il tue rapidement à Saint-Calais le juge d’instruction Pradier et usurpe son identité. Profitant de sa position judiciaire et politique pour garnir ses coffres, Pradier encourage des assassinats et extorque des centaines de milliers de francs à la riche Marquise de Tergali. Mais quand les apaches de Fantômas décident de conspirer contre lui et de s’emparer de ses richesses, il tue l’un d’entre eux dans la cloche d’une église ce qui provoque une pluie de sang et de bijoux sur les participants aux funérailles se trouvant dessous. Et dans l’ironique coup de théâtre final du travestissement judiciaire de Fantômas, le maître du déguisement anticipe sa propre arrestation et exécution en signant la levée d’écrous en tant que juge Pradier. Comme s’il préfigurait l’indétermination morale de la Grande Guerre – alors que la toute-puissance du nationalisme allait être enterrée sous un amoncellement de morts – Fantômas ne s’était pas seulement soustrait à la loi de l’extérieur mais avait infiltré ses mécanismes et l’avait transformée du dedans comme un cancer. Ici, les catégories du bien et du mal se confondent avec le degré zéro de la signification. Les plus insidieuses transgressions de Fantômas découlent de son anéantissement de la raison et de l’ordre au profit d’un théâtre d’ombres, une dissimulation, une invitation au crime absolu fait d’extase et d’excès.

Alors que le culte de Fantômas demeurait une spécificité française sans jamais atteindre la même ferveur au delà des frontières, le temps passant, l’esprit du criminel a pénétré dans le subconscient de l’ensemble du monde de l’art. Au cours des 100 ans qui ont suivi les débuts de Fantômas, celui-ci a été l’objet d’une fascination soutenue parmi les écrivains, artistes et historiens résolus à révéler la mythologie urbaine du 20e siècle. Après plus de 60 ans sans édition en anglais, la place de Fantômas dans les lettres américaines fut assurée quand la traduction des deux premiers volumes de la série furent édités en 1987 en livre de poche par Ballantime Books, avec une préface de John Ashbery. Après avoir été épuisé pendant plus de dix ans, le premier volume fut republié en 2006 par Penguin Classics. Blank Coat Press, maison d’édition indépendante basée en Californie, fondée en 2003 par Jean-Marc Lofficier et dédiée à la pulp fiction et aux romans-feuilletons français, est allée un peu plus loin en adaptant les livraisons tardives d’Allain ainsi que des bandes dessinées et des versions cinématographiques de Fantômas. En seulement quatre ans, Black Coat a familiarisé les lecteurs américains avec le genre littéraire du fait-divers* et les écrivains de romans de gare dont les héros ou les méchants – comme Arsène Lupin, Nick Carter ou Rocambole – ont défini en Europe la culture populaire au détour du siècle dernier.
 


En 2000, Gaumont et la Cinémathèque française ont restauré les cinq Fantômas de Feuillade en un coffret* de trois DVD, avec une nouvelle musique choisie par Jacques Champreux et des images additionnelles des affiches d’origine, des biographies des personnages et interviews de Marcel Allain. La société de distribution britannique Artificial Eye a depuis lors publié une version sous-titrée de chaque film dans un coffret individuel, permettant aux publics anglophones de découvrir Fantômas dans leur langue – et l’un des premiers maîtres du cinéma, Louis Feuillade. Comme l’écrivait David Thomson, « […] Fantômas consitue la toute première grande expérience cinématographique, Feuillade est le premier réalisateur qui échappe aux limites intrinsèques du cinéma muet. Regardez le aujourd’hui et vous serez encore étonné […] » Le maître de la terreur continue semble-il de hanter l’imaginaire artistique collectif, manipulant en son nom avec furie les mots et les images d’un siècle dédié à l’extase et à la violence.
 
 
Remerciements particuliers à Tav Falco, Victor Bockris, James Williamson, Steven M., Richard Pleuger et Lisa Poggiali. 
 
* en français dans le texte original en anglais
 
traduit de l'anglais (américain) par Uliano Mercuri et Alessandro Mercuri
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